The Conversation – La « pollution sensorielle », qu’est-ce que c’est et comment la combattre ?

L’espèce humaine est un voisin bruyant qui laisse la lumière allumée toute la nuit et libère dans l’environnement de nombreuses substances chimiques odorantes. Même non toxiques, ces productions interfèrent avec les processus sensoriels et cognitifs qui permettent aux organismes de communiquer, d’exploiter leur milieu, ou d’éviter les prédateurs.

On qualifie ces atteintes aux écosystèmes de « pollution sensorielle » pour souligner qu’elles s’exercent par l’intermédiaire des sens et ont pour effet principal de modifier les comportements. La pollution sensorielle est très variée ; l’une de ses formes les plus connues concerne l’éclairage nocturne des agglomérations qui perturbe les cycles naturels d’alternance jour-nuit.

Comment cette pollution sensorielle agit-elle précisément sur la faune et la flore sauvages ? Que peut-on faire pour l’atténuer ?

🔗 Un article de Michel Renou DR INRAE de (équipe NeO,département EcoSens) dans The Conversation


Pollution lumineuse émise par la ville de Salt Lake City, aux États-Unis. Makelessnoise/FlickrCC BY

Des mécanismes sensoriels et cognitifs

Quatre mécanismes entrent ici en jeu.

Il y a tout d’abord l’émission d’origine humaine (dite « anthropique »), reconnue à tort par l’animal comme un signal naturel et qui pourra tromper l’organisme.

Les libellules, par exemple, sont attirées par la lumière polarisée réfléchie par la surface de l’eau des mares dans laquelle elles pondent. Mais les surfaces artificielles lisses et sombres des carrosseries, routes goudronnées, façades en verre, films plastiques noirs utilisés en agriculture, ou panneaux solaires, polarisent aussi la lumière solaire et apparaissent comme autant de plans d’eau aux yeux des libellules. Beaucoup s’y arrêtent pour pondre et finissent par périr sans assurer leur descendance. La source de pollution agit ici comme un « piège écologique » attirant les organismes vers un milieu de médiocre valeur.

Le second mécanisme concerne des situations dans lesquelles des signaux naturels, comme la lumière des astres, sont utilisés par les animaux pour s’orienter lors de leurs déplacements migratoires ou pour changer d’habitat ; les sources artificielles de stimuli de même nature les désorientent. Les éclairages nocturnes fréquents sur les rivages perturberont ainsi la recherche des sites de nidification chez les tortues marines et gênent le retour vers la mer des jeunes après leur éclosion.

Le troisième mécanisme correspond à un « masquage » : c’est le cas lorsqu’une pollution sensorielle, d’intensité souvent plus forte que celle des signaux naturels, empêche leur perception. La lumière des grandes métropoles diffuse dans le ciel bien au-delà des zones habitées et occulte la vue des étoiles aux espèces migrant de nuit. Le bruit urbain, chronique, couvre les chants des oiseaux. Les insectes chanteurs eux-mêmes sont sensibles aux bruits d’origine humaine. Des odeurs répulsives peuvent dissuader un animal d’exploiter un habitat par ailleurs favorable.

Dernier mécanisme : la pollution sensorielle peut détourner l’attention de l’animal. Elle crée de l’accoutumance par sa constance et son intensité, et peut ainsi réduire son niveau de vigilance et son taux de réponse aux signaux de danger, par exemple la présence de prédateurs.

Tous les milieux sont concernés

La pollution sensorielle affecte tous les sens ; tous les milieux, qu’ils soient terrestres, d’eaux douces, ou marins, sont touchés. Si la vision concerne en premier lieu les espèces nocturnes, nous avons vu que des sources de lumière polarisée trompent les insectes aquatiques diurnes ; les déchets plastiques flottant dans les océans sont confondus avec des proies. Les bruits intenses générés par les voies de circulation, terrestres ou maritimes, perturbent l’ouïe des organismes terrestres ou aquatiques.

Les sens chimiques sont aussi très sollicités par les émissions de composés organiques volatils d’origine anthropique (AVOCs) ou de composés organiques solubles dans l’eau.

Une forme de pollution sensorielle peut aussi affecter un mode de communication relevant d’un autre sens : l’émission de phéromone sexuelle par certains insectes est perturbée par les éclairages nocturnes. Certains polluants atmosphériques, comme l’ozone et les oxydes d’azote, perturbent la pollinisation en détruisant les constituants des arômes floraux.

La pollution olfactive se répand très facilement depuis les zones anthropisées où elle est produite vers des milieux moins atteints par l’artificialisation. Les perturbations peuvent affecter un territoire entier et modifier la totalité d’un paysage sensoriel comme dans le cas des paysages odorants, les odorscapes.

De l’individu à l’écosystème tout entier

La pollution sensorielle concerne tous les niveaux du vivant.

Chaque individu doit recueillir des informations dans son milieu pour s’y déplacer en sécurité, s’y orienter, ou identifier une source de nourriture. La bonne perception de ces informations est essentielle à sa survie. Des stimuli intenses sont une source de stress qui à moyen terme affecte son état physiologique. À l’échelle de l’espèce, la pollution sensorielle perturbe la rencontre des sexes, les comportements de cour et la reproduction.

Pendant leur période de nidification, les oiseaux sont ainsi très sensibles au dérangement et abandonnent le nid si leur environnement est trop perturbé.

Les organismes, de la simple bactérie au mammifère, sont en constante interaction les uns avec les autres, entretenant notamment des relations de mutualisme ou de symbiose. Pour cela l’information doit constamment circuler entre les niveaux de la chaîne alimentaire et la perturbation d’un seul niveau trophique a des effets en cascade dans l’écosystème.

Enfin, la pollution sensorielle constitue une force de sélection qui agit sur la biodiversité. Les espèces les plus résilientes modifient la façon dont elles communiquent, en changeant par exemple l’intensité ou la fréquence de leurs productions sonores. Mais les espèces les moins tolérantes sont peu à peu éliminées. Au contraire, le développement d’espèces indésirables peut être favorisé. C’est une agression de plus qui frappe insidieusement des écosystèmes déjà fragilisés.

Notre propre cadre de vie peut être directement affecté par la confusion entre signaux écologiques et émissions anthropiques. Certaines attaques du frelon asiatique géant ont été attribuées à la proximité de la composition de produits cosmétiques avec sa phéromone d’alarme.

Le casse-tête de l’évaluation des impacts

Éthologistes et écologistes ont conscience des effets insidieux de la pollution sensorielle et de nombreuses études ont été publiées sur des invertébrés, des vertébrés, ou des plantes. Chez l’homme, la pollution atmosphérique affecte l’olfaction.

Mais nous sommes loin de tout comprendre.

Tout d’abord parce que chaque espèce a son propre univers sensoriel et ne réagit donc pas aux mêmes stimulations. Seules certaines longueurs d’onde du spectre, ou la gamme de molécules définissant l’olfactolome, passent le filtre des récepteurs sensoriels. Par conséquent il est assez compréhensible que règne un certain anthropocentrisme.

Nous sommes ainsi beaucoup plus sensibles aux effets du bruit généré par les transports, ou aux nuisances olfactives issues des élevages industriels ou des sites de traitement des déchets. La notion de mauvaises odeurs est pourtant toute relative si l’on se réfère aux préférences d’un insecte coprophage très intéressé par les odeurs fécales ! Ce que l’on désigne sous le nom de « valence » en psychophysiologie, c’est-à-dire la note positive ou négative accordée à un stimulus par l’animal, varie selon les espèces, ou même entre les individus.

L’évaluation des impacts est très complexe, car les effets sont peu visibles à court terme et la sensibilité varie entre les espèces et même les individus.

Il est certain qu’en matière d’atteintes à l’environnement nous hiérarchisons les actions en ciblant les formes de pollution provoquant des symptômes organiques bien visibles, voire la mortalité, chez un large spectre d’organismes. Mesurer le stress ou évaluer une gêne comportementale chez une espèce sauvage demeure difficile.

Comment lutter contre ces nuisances lumineuses, sonores, chimiques ?

Il est tout d’abord efficace de limiter le volume des émissions. On peut ainsi réduire l’intensité lumineuse des éclairages, utiliser des projecteurs directionnels, traiter les effluents, placer enfin des dispositifs antibruit.

Modifier la nature des émissions selon la sensibilité des organismes peut éliminer la nuisance. Changer la longueur d’onde d’un éclairage par exemple en diminue l’attractivité. L’aménagement des territoires doit être planifié de manière à ménager des zones préservées de pollution sensorielle comme cela est fait pour constituer les trames blanches et noires en matière de pollution sonore et lumineuse. Cette ingénierie du paysage pourrait être généralisée à d’autres modalités comme l’olfaction.

Bien d’autres sources de pollution sensorielle à l’origine de comportements inadaptés restent encore à mieux identifier. Les résidus plastiques par exemple se chargent d’odeurs qui les rendent appétants pour les petits ou gros prédateurs.

La pollution sensorielle reste difficile à évaluer et il est souvent nécessaire de changer de point de vue pour juger de l’impact d’une activité humaine sur une espèce dont l’univers sensoriel nous est étranger. Il faut donc encourager le développement de l’écologie sensorielle, de préférence sur le terrain, afin d’améliorer notre capacité à réaliser des diagnostics sensoriels des espaces naturels.

🔗 Un article repris par le 20 minutes

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