L’activité humaine bouleverse le fonctionnement de l’écosystème du vivant. Plusieurs limites planétaires sont désormais franchies, selon Luc Abbadie, professeur émérite d’écologie Sorbonne Université à iEES Paris (équipe EMS du département DCFE). Préservation de la biodiversité et changement climatique sont deux enjeux étroitement liés.
? Un article du site Les Echos
« Il faut réapprendre à vivre ensemble, biodiversité et humains », dites-vous. Comment avons-nous perdu le lien ? Avec quelles conséquences ?
L’être humain fait partie de l’environnement, de la nature. Or son mode de développement remet en cause la viabilité de la planète par le franchissement des limites planétaires. J’ai une conception assez technique, voire « garagiste » des choses. Pour moi, réapprendre à vivre ensemble, c’est rendre de nouveau la Terre habitable pour nous et le monde vivant , en permettant aux mécanismes de la planète de fonctionner. C’est l’objectif de la transition écologique, si on revient au sens premier de l’écologie, du grec « oïkos », comme science de l’habitat.
De quelle manière peut-on procéder ?
Si l’on prend le cas des villes, renaturer les espaces est une mesure de santé publique car la végétalisation permet de faire chuter la température dans les îlots de chaleur. Lors de canicules, cela permet de sauver des vies. En termes d’adaptation, nous avons aussi à apprendre des populations qui vivent dans des milieux arides, comme en Afrique où j’ai beaucoup travaillé. Leurs savoirs traditionnels, par une démarche d’essais-erreurs, reproduisent souvent le fonctionnement de la nature et nous aurions intérêt à les réinterpréter. Plus généralement, réapprendre à vivre ensemble nécessite d’arrêter les mauvais traitements à la planète, qui ont entraîné une modification du sol et du climat.
La COP15 sur la biodiversité s’est ouverte cette semaine. Qu’en espérez-vous ?
J’en attends des décisions drastiques sur la stratégie mondiale de protection de la biodiversité. La COP15 doit surtout remettre la conservation à l’agenda, avec l’objectif d’étendre la surface de terres et d’océans protégée, une technique que l’on sait efficace. La question est de savoir comment ces objectifs pourraient être tenus, car aucun de ceux visés par les Objectifs d’Aichi [le plan stratégique international adopté en 2010, NDLR] pour 2020 n’a été atteint. Les résultats déçoivent souvent mais ces COP sont nécessaires. Elles ont des vertus pour ce qui est de la mobilisation, en particulier médiatique, qui permettent de diffuser les travaux scientifiques.
“Il n’est pas possible de vivre dans un monde à +3 °C…”
Un accord attendu serait le pendant de l’Accord de Paris sur le climat. Qu’a-t-on appris des négociations climat pour la biodiversité ?
Si la COP21 peut être considérée comme un échec opérationnel, elle a permis d’expérimenter une nouvelle méthode en partant des engagements volontaires et réalistes des Etats. Les politiques se sont en quelque sorte défaussés sur la société civile, mais cela a aussi permis d’impliquer d’autres acteurs comme les entreprises et, peut-être, une prise de conscience.
On ne construira pas la transition écologique sans les entreprises . Il y a une montée extrêmement forte du sujet chez les entreprises depuis un an ou deux. Je les vois venir vers le monde académique pour travailler sur des indicateurs, des trajectoires de décarbonation intégrant la biodiversité. Ces échanges font partie intégrante de mon travail de chercheur du service public car cela nous permet de diffuser les connaissances, d’innover et d’apprendre d’elles.
Du côté de la recherche comme des entreprises, on note une tendance à l’évaluation monétaire (des écosystèmes, des impacts, etc.) pour convaincre les décideurs de protéger la biodiversité. Est-ce une bonne porte d’entrée ?
Je considère que cela peut être un moyen pragmatique pour agir, mais à certaines conditions : cela ne doit pas être le seul critère de décision et ce doit être intégré dans une vision systémique. Sinon, cela peut conduire à des dérives comme on a pu le voir sur la compensation carbone , à laquelle je suis favorable sur le principe, si elle est faite dans les règles de l’art. La procédure éviter-réduire-compenser n’a pas été assez exigeante et n’est donc pas à la hauteur des dégâts. On risque de commettre les mêmes erreurs avec la zéro artificialisation nette (ZAN).
Faudrait-il passer à la contrainte ?
Les incitations doivent continuer mais la situation est grave et il faut aller vers des obligations. Si elles sont correctement justifiées et équitables, elles seront acceptées par les Français. A une certaine échelle, cela peut même aider les entreprises, voire les soulager, puisque la contrainte met tout le monde sur le même handicap de compétitivité.
SON PARCOURS – SON ACTUALITE
Les politiques actuelles sont-elles à la hauteur ?
Nous sommes bien en deçà de ce qu’il faudrait faire. Les politiques actuelles de subventions aux carburants, par exemple, sont aberrantes. Bien sûr, cela ne veut pas dire qu’il faut abandonner les politiques d’accompagnement, mais elles doivent être transitoires et orientées vers les personnes les plus vulnérables. On a trop attendu : toute politique devrait désormais être passée au crible de la transition écologique et s’appuyer sur les conseils des scientifiques.
Je crois profondément qu’une personne informée du fonctionnement des mécanismes planétaires peut changer sa manière de voir et d’agir. C’est valable à tous les niveaux : du gouvernement au maire qui va élaborer un cahier des charges pour la construction d’une piscine. Il s’agit de faire comprendre que revenir dans les limites planétaires n’est pas une question idéologique mais technique : c’est la seule façon d’arrêter de scier la branche sur laquelle nous sommes posés.
Pour certains, la géo-ingénierie serait une solution. Qu’en pensez-vous ?
Le discours dominant est technophile mais la géo-ingénierie m’inquiète beaucoup car c’est jouer à l’échelle planétaire avec un système qu’on ne comprend pas. En dehors des projets liés à la séquestration carbone par les forêts ou les sols, je n’y crois pas. L’un des projets entend par exemple ensemencer l’océan avec du fer pour stimuler le phytoplancton. Or cela entraînerait des réactions en cascade sur le réseau trophique (l’ensemble des relations alimentaires entre espèces au sein d’un écosystème, NDLR) que l’on ne maîtriserait pas et qui modifierait les écosystèmes !
“Nous devons innover tous azimuts. Pas seulement de façon technologique mais aussi sociale et économique.”
Risquons-nous d’atteindre un point de non-retour ?
Sur le climat, on va vraiment vers une période très difficile. Sur la biodiversité, c’est plus flou. Le vivant a une capacité de résilience très forte. Quand on baisse durablement les pressions humaines sur un milieu, on est capable de le restaurer, au moins au niveau local. Cela veut dire que nous pouvons agir. Si l’on prend l’agriculture, qui est la principale pression sur le vivant, on peut récupérer des terres en réduisant, ne serait-ce que de moitié, le gaspillage alimentaire ou l’élevage. Dans les océans, il faut s’attaquer à la surpêche. Cette pression constante agit sur l’ensemble des écosystèmes, elle empêche non seulement la reconstitution des stocks mais elle modifie aussi la sélection naturelle des poissons dont la taille diminue.
Pouvons-nous encore éviter la sixième extinction de masse du vivant ?
Nous sommes à un tel point de réduction de l’abondance des populations que cela me paraît difficile. C’est très préoccupant pour les insectes par exemple. On peut jouer sur les mots mais si nous ne sommes pas sur une extinction, il s’agit à tout le moins d’un effondrement. Le rythme de celui-ci est déjà inédit et il est accéléré par le changement climatique, qui lui-même est nourri par la perte de biodiversité, via notamment la déforestation.
De plus en plus de scientifiques donnent de la voix, voire s’associent à des mouvements de désobéissance civile. Les comprenez-vous ?
Personnellement, je ne sais pas gérer l’objectivité scientifique et l’engagement militant. Pour autant, je comprends ces scientifiques. Et, dans une certaine mesure, je pense que c’est nécessaire face à d’autres extrémismes comme celui de l’inaction. Même si aujourd’hui j’ai beaucoup moins l’impression de prêcher dans le désert, il semble y avoir une mécompréhension de la gravité de la situation. S’il est difficile de changer nos habitudes, il faut bien avoir conscience qu’il n’est pas possible de vivre dans un monde à +3 °C… Cela ne veut pas dire que c’est foutu. C’est un appel à la créativité, à la renaissance, à l’innovation.
Nous devons innover tous azimuts. Pas seulement de façon technologique mais aussi sociale et économique. C’est tout le système que l’on doit repenser, en prenant en compte les questions écologiques et ses implications pour la société. C’est un peu ce que l’on demande aux entreprises . C’est aussi ce que demandent les jeunes, qui ont soif de connaissance mais aussi d’action. C’est un point important de notre rapport avec Jean Jouzel*. Outre l’enseignement obligatoire sur la transition écologique pour tous les étudiants en 2025, nous souhaitons favoriser leur action en conditions réelles. Pour cela, nous avons besoin de partenariats, avec des ONG, des collectivités et des entreprises. Ces dernières ont beaucoup à y gagner en innovation, et celles qui n’intégreront pas les données écologiques auront de plus en plus de mal à recruter et à se maintenir.
*« Sensibiliser et former aux enjeux de la transition écologique et du développement durable dans l’enseignement supérieur », remis en février 2022 à la ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche.
Béatrice Héraud et Yves Vilaginés
Crédit photo : Nicolas TAVERNIER/REA